Pavés 2017, un petit tour en Enfer

Lorsque l'on aime le cyclisme il y a des noms qui, instantanément, allument des étoiles dans les yeux des passionnés : ceux des grands champions, des grandes marques de bicyclettes ou encore des courses prestigieuses. En ce qui me concerne, étant attaché au côté historique et quasi mythologique de cette pratique sportive, ce sont les noms des grandes courses classiques qui me font rêver, et plus encore celle qui est surnommée « la Reine des Classiques », parfois présentée comme la plus belle course du monde de par la synergie de tous les facteurs sportifs, historiques et culturels qui la rendent unique au monde : le Paris-Roubaix.

Je ne m'étalerais pas sur la description de cette course tout à fait mythique disputée depuis 1896, réputée pour sa rudesse et son caractère imprévisible, mais l'aura qui entoure l'association du nom de ces deux villes suffit chez moi et chez nombre de passionnés de vélo à susciter le plus vif intérêt. Aussi, lorsqu'au printemps 2016 je pris connaissance du projet de Chilkoot, la compagnie des pionniers, d'organiser une épreuve sous forme de randonnée hommage à ce monument du cyclisme, je me précipitais pour en apprendre davantage. 
Chilkoot est une association qui organise toute une série d'évènements cyclistes qui sont autant de passerelles entre le passé et le présent, où l'esprit d'aventure et de partage prennent le pas sur la performance sportive. Bref, du cyclisme autrement comme je l'ai découvert il y a quelques années par le biais du fantastique magazine 200, partenaire de Chilkoot sur la plupart des évènements.


Paris - Roubaix, 1896


Pour sa toute première édition, « Pavés » se voulait donc comme un pont entre le Paris-Roubaix des pionniers de la fin du 19ème siècle et du début du 20ème, et l'épreuve moderne disputée aujourd'hui chaque année au début du mois d'avril. Le format est inspiré de celui des courses à l'ancienne : un point de départ, des points de contrôle à franchir situés le long du parcours, et une ville d'arrivée, le tout en totale autonomie. 
Pas de circuit obligatoire, même si un itinéraire conseillé était fourni par Chilkoot, fusion entre les parcours de l'édition 1896 (280 km) et de 2016 (260 km), pour un total de 380 km environ entre la capitale et le mythique vélodrome de la banlieue lilloise, où se déroule l'arrivée de l'épreuve depuis 1943 (à l'exception des éditions 1986 et 1988). Immédiatement séduit par le format, et malgré mon inexpérience absolue en vélo « longue distance », je remplissais le formulaire de pré-inscription près d'une année avant la date prévue pour l'évènement. 

En relayant l'information sur les réseaux sociaux, deux amis partagèrent mon enthousiasme et remplirent également le formulaire, formant ainsi un trio destiné à aller au bout de ce défi sportif : Pierre, ami rencontré au lycée à Thionville, et Gautier, ami rencontré à Nancy à l'université. Eux ne se connaissaient absolument pas, et les présentations furent faites par échanges de mails au début de l'année 2017 pour mettre au point l'organisation de ce week-end. Points positifs de ce trio : le même enthousiasme et la même inexpérience de ce type d'épreuve, même si Pierre a déjà réalisé la traversée de la Nouvelle-Zélande à vélo il y a quelques années, mais au rythme d'un voyage au long cours totalement différent de celui d'une randonnée longue distance concentrée sur moins de 48h.

Après diverses péripéties, nombre de questions sur le matériel à choisir et un entrainement pour le moins inconsistant (aucun de nous n'ayant réussi à dépasser la distance de 120 km sans finir dans un état de décomposition avancé), nous nous retrouvons donc tous les trois à la veille du départ au Kilomètre 0, superbe boutique de vélo parisienne où était organisé un petit briefing/repas de la part de Chilkoot, avec un subtil mélange d'excitation (un peu) et d'appréhension (beaucoup). 
Sur plus de 80 personnes pré-inscrites sur Internet, seules 24 seront finalement présentes au départ avec des profils parfois très différents, où un point commun se dégage cependant : le fameux esprit d'aventure cher à Luc Royer, le fondateur de Chilkoot. Après une courte nuit dans un hôtel proche du point de départ, nous nous retrouvons tous peu avant 5h le samedi matin à cette même boutique pour finir de préparer nos bicyclettes et prendre quelques photos avant de démarrer. 


Ready to go (photo J. Boulanger - Bereflex)

Le départ officiel est donné à 5h30 sur le boulevard de la Grande Armée face à la Porte Maillot, avec l'arc de Triomphe en arrière-plan, là-même où étaient partis les 51 pionniers de 1896. Il fait nuit, il fait frais, mais le temps est heureusement sec et la circulation encore calme à cette heure matinale. Vêtus de nos gilets fluos et des nos lumières clignotantes, nous formons une guirlande de Noël maladroite, une procession de lucioles qui ne tardent pas à s'éparpiller dans les faubourgs de la capitale. Certains sont des cyclistes habitués aux longues distances, des machines à rouler : ils filent à toute allure à travers les allées du bois de Boulogne et nous ne les reverrons pas avant le vélodrome. 

Pierre, Gautier et moi sommes rassurés sur ce point : nous avions comparé les vitesses moyennes de nos sorties d'entrainement et en constatant qu'elle étaient semblables, nous en avions donc déduis que nous n'aurions aucun mal à rouler ensemble sur la totalité du parcours. Malgré nos quelques heures de sommeil et l'heure matinale, nous sommes en forme et heureux : un beau week-end de vélo nous attend, nous l'attendions depuis longtemps. 

Nous nous éloignons sans mal de Paris et en guise d'échauffement, nous grimpons la seule vraie bosse du parcours : la colline du mont Valérien qui culmine à l'altitude vertigineuse de… 162m ! Sur le petit plateau, la courte ascension se fait à vitesse réduite pour ne pas gaspiller de force avant la longue journée de route qui se présente devant nous. Nous traversons la banlieue à l'heure où la circulation automobile est faible et il faut bien le dire, cela nous arrange bien : nous progressons tranquillement et arrivons au premier point de contrôle à Pontoise, situé au km 37, un peu moins de 2 heures après notre départ et au moment où le jour achève de se lever. La plupart des concurrents sont déjà passés mais il en reste un groupe derrière nous, une concurrente ayant été victime d'une crevaison… sur le trottoir devant le Kilomètre 0, notre lieu de rendez-vous !

Gorilles dans la brume

La pause est courte mais la température étant franchement froide sur les bords de l'Oise (proche de 0°C), nous nous refroidissons rapidement et allons connaître sans doute l'heure la plus pénible de notre périple : doigts et orteils gelés pendant une bonne heure de route, nous avons beaucoup de mal à nous réchauffer car en plus du froid, nous roulons dans une épaisse brume qui nous mouille davantage qu'une pluie fine. Heureusement pour nous le vent est inexistant et nous roulons pendant presque deux heures dans une ambiance feutrée, froide et humide, où nos sens sont engourdis et où nos seuls repères visuels sont nos gilets fluos qui se détachent dans le brouillard qui nous enveloppe. 


Y a un sac de plastique vert, au bout de mon bras guidon,
Dans mon sac vert il y a de l'air, c'est déjà ça

Notre petit groupe désormais composé de cinq personnes, deux naufragés de la brume nous ayant rejoints, met le cap vers le nord-est et la Picardie voisine sur des routes où la circulation automobile devient plus dense. Nous faisons connaissance avec nos compagnons éphémères, parlons matériel, expériences à vélo, en même temps que les kilomètres défilent. Pierre est souvent à la traîne à l'arrière du groupe, mais même dans le brouillard nous gardons un contact sonore avec lui de par le bruit d'un couinement incessant provoqué par sa bicyclette. Un moineau dans le moyeu ? Un mulot dans le vélo ? On en rigole ensemble et faisons de petites pauses régulières afin de ressouder le groupe. 

Deux grosses heures plus tard, peu avant 10h du matin, la brume disparaît enfin et l'atmosphère se réchauffe de manière instantanée dans les grandes forêts au nord de Paris. Soleil, grand ciel bleu, les conditions sont cette fois idéales et notre petit groupe se sépare à nouveau, un compagnon étant parti en éclaireur car plus expérimenté et avec un rythme plus élevé que le notre, et un autre victime d'un problème mécanique et cherchant une solution avec Luc, l'organisateur, qui passait justement à notre hauteur avec son véhicule. Nous voilà donc à nouveau tous les trois, nous roulons sans forcer mais à allure régulière, un peu au-dessus des 20 km/h, et arrivons à Compiègne au deuxième point de contrôle un peu avant midi, après avoir abattu 110 km dans la matinée. Nous nous installons en terrasse d'une boulangerie et avalons un sérieux casse-croûte, faisons remplir nos bidons et tamponner notre carnet de route. Pas tellement le temps de traîner, nous reprenons la route 45 minutes plus tard, saluons d'autres membres de l'aventure en train de déjeuner et traversons les premiers pavés sur la Place du Château de Compiègne, d'où s'élance depuis 40 ans maintenant le « vrai » Paris-Roubaix, ayant eu lieu trois semaines plus tôt cette année.

La courte pause nous a néanmoins permis de reposer un petit peu nos jambes, nous attaquons donc l'après-midi à un bon rythme, et profitons de l'accalmie de la circulation entre 12h et 14h pour sortir de Compiègne et sa périphérie. Après la traversée de quelques nouveaux massifs forestiers, nous entamons la partie la plus monotone du parcours : d'interminables lignes droites entre Compiègne et Saint-Quentin, d'abord planes puis légèrement vallonnées : descente, montée, descente, montée. Usant pour les jambes et pour les nerfs lorsque les voitures doublent sans ralentir à 90 km/h sans prendre la peine de vraiment s'écarter. Nous tâchons donc d'être prudents, et continuons à notre rythme avec nos petites pauses régulières afin de s'attendre les uns les autres. Lors de l'une d'elle, à l'écoute du couinement du vélo de Pierre, nous nous penchons un peu plus sérieusement sur la question : après un examen rapide, nous nous rendons compte que son disque de frein arrière frotte en continu sur le patin et empêche donc la roue de tourner librement. Cette andouille roule depuis 150 km avec une roue partiellement freinée, nous comprenons donc pourquoi il avait du mal à nous suivre et cela nous fait tout de même beaucoup rire. En l'espace de vingt secondes, Gautier règle le frein et fait disparaître instantanément le couinement insupportable présent depuis le départ. Amusés et affligés en même temps, nous reprenons la route et nous rendons compte que Pierre a désormais beaucoup moins de mal à nous suivre…

Dépucelage

Nous traversons peu après un village au nom tout à fait adapté à notre aventure : « Le Pavé », séance photo obligatoire et tant pis si pour le moment nous n'avons toujours pas aperçu l'ombre d'un véritable pavé du nord ! Après deux nouvelles heures de routes au dénivelé usant, mes deux compagnons commencent à souffrir de la fatigue et de la faim. De mon côté, j'ai simplement un genou qui commence à souffrir légèrement mais rien de bien catastrophique, et même plutôt logique au vu des heures passées à pédaler depuis l'aube. Nous passons Saint-Quentin et après être sorti de l'agglomération, je leur promet un arrêt ravitaillement dès que l'occasion s'en présentera, mais à leur grand dam il faudra encore un joli bout de route avant de trouver un petit supermarché où remplir nos ventres et nos poches, que l'on finira par trouver juste au moment de passer symboliquement la barre des 200 km depuis le départ. Un peu plus et Pierre aurait fini par m'étriper, je suis donc bien content de le voir descendre d'une seule traite sa fameuse bouteille de Yop dont il parlait tant depuis le milieu de l'après-midi. 


Le premier d'une longue série


Rassasiés, nous faisons un petit point sur le parcours : la fin de journée approche, les organismes commencent à fatiguer et il nous reste une vingtaine de kilomètres avant le prochain point de contrôle et surtout, le premier « vrai » secteur pavé, nous décidons donc de pousser jusque-là et d'aviser ensuite pour le repas chaud du soir et le bivouac de la nuit. Ressuscité par le Yop, Pierre retrouve son moral de guerrier et ne tient plus en place, Gautier commence par contre à accuser le coup et moi, je me sens à nouveau parfaitement bien après le petit repos des 200 km. Peu avant le point de contrôle situé à Troisville, je pars en éclaireur à quelques centaines de mètres devant mes amis et bien entendu ce qui devait arriver arriva : je m'égare et choisis la mauvaise route, le tracé étant enregistré sur le GPS de Gautier. Après un détour de quelques kilomètres dans la campagne nordiste et les indications plus ou moins précises des habitants du cru, je finis par les rejoindre au point de contrôle, un café de village devant lequel passe la course tous les ans juste avant l'entrée du premier secteur pavé. Gautier est fatigué et tartine son genou endolori de pommade. Nous décidons de traverser le premier secteur puis d'aller manger dans une zone commerciale à quelques kilomètres de là avec les parents de Gautier, qui nous suivent à distance et nous retrouvent régulièrement sur le parcours pour nous encourager. 

Nous avons roulé 220 km depuis Paris et entamons enfin le véritable « Enfer du Nord », surnom de l'épreuve, et ses mythiques pavés. Au bout de quelques mètres sur le premier secteur, le constat est sans appel : c'est violent. Ça secoue dans tous les sens, la vitesse chute, tout le corps tremble, les genoux se réveillent et on se demande même si le vélo ne va pas tomber en morceaux quelques mètres plus loin. On se prend à aller chercher le bas côté, voire à rouler carrément dans l'herbe, comme le font parfois les professionnels. Et puis on se rappelle que l'on est venu pour ça et on se retrouve à sourire bêtement tout en se faisant secouer comme à l'intérieur d'une machine à laver, les dents serrées pour les empêcher de claquer entre elles. Après la fin du premier secteur, on se regarde tous les trois en rigolant et en se disant surtout qu'il reste, largement, le pire de tout ça le lendemain ! 


I'm a poor lonesome cow-boy,
And a long way from home


Nuit magique

Mais très vite nos estomacs se rappellent à nous, et nous décidons donc d'aller nous offrir notre repas chaud de la journée : direction la zone commerciale de Caudry à quelques kilomètres de là où nous essayons d'abord, sans succès, de trouver de la place dans un Buffalo Grill. Deuxième essai un peu plus loin, une enseigne de la Pataterie où cette fois le patron est adorable et nous propose tout de suite de laisser nos vélos dans le garage du magasin pendant notre repas. Nous nous installons donc avec les parents de Gautier et commandons directement un pinte de Paix Dieu à la pression : rarement bière aura été aussi bonne et aura cogné aussi fort ! Arnaud, le patron, vient papoter avec nous et nous lui expliquons notre aventure : comme pour beaucoup de locaux, le Paris-Roubaix est incontournable et il se montre enthousiaste. 

Prosit

Lorsqu'on lui explique que l'on va ensuite chercher un petit coin au calme pour dormir dehors, il s'en va en réfléchissant, avant de revenir cinq minutes plus tard pour nous proposer de dormir… dans le garage avec nos vélos. Un peu gênés, on accepte en le remerciant chaleureusement mais ce n'est pas fini car il revient à la charge un peu plus tard en nous proposant cette fois de dormir carrément dans le restaurant ! Evidemment, on trouve ça génial et nous attendons donc la fin du service, vers 23h30, pour suivre Arnaud et déplier nos sacs de couchage dans le coin enfants du restaurant devant le regard amusé des serveurs et des cuisiniers. Après nous avoir montré comment sortir du garage le lendemain matin, il s'en va demander au cuisinier de nous préparer un petit déjeuner pour le lendemain matin : nous aurons donc droit à du fromage blanc avec de la confiture de myrtille, du jus de fruits, du café et des petits pains déjà beurrés et tartinés ! Tous les employés du restaurant rentrèrent ensuite chez eux et nous remercions encore Arnaud du fond du coeur, avant de nous retrouver seuls tous les trois dans la Pataterie de Caudry… surréaliste ! 

La situation était il faut bien le dire tout à fait excellente, bien meilleure pour nous qu'un fossé humide ou un abribus, mais je me rendis vite compte que le carrelage du restaurant ne faisait pas vraiment un matelas formidable. Après avoir fouiné un peu dans le restaurant, je parvins à dégoter un matelas à langer pour bébé et quelques sacs à pommes de terre en toile de jute, ce qui me fournit un ersatz de matelas pas franchement terrible mais toujours plus confortable que le carrelage. La nuit fut donc relativement dure, courte mais chaude ce qui est bien plus que l'on pouvait espérer encore quelques heures plus tôt. Et surtout, un petit déjeuner royal nous attendait pour pouvoir démarrer cette deuxième journée de la meilleure des manières. 


Camp de base au pays des patates


Bienvenue en Enfer

Après avoir débarrassé notre table, nous ne sommes pas des sauvages, et écrit un mot de remerciements pour l'équipe du restaurant, nous reprenons la route peu avant 8 heures du matin dans la direction du quatrième point de contrôle, le village de Wallers où se situe la mythique Trouée d'Arenberg. Pour ne pas perdre trop de temps et nous échauffer convenablement, nous décidons d'un commun accord de court-circuiter quelques secteurs pavés et traçons notre route directement à travers la campagne nordiste. Le vent soufflait plus fort que la veille, mais dans notre dos ce qui nous permis de commencer la journée sur un bon rythme. La fatigue n'était pas trop présente, mais mes genoux furent tout de même douloureux pendant la première heure de route, avant que la gêne ne disparaisse au fur et à mesure que les kilomètres défilaient. 

Après un peu de navigation et la traversée de Denain, dans le Valenciennois, nous trouvons enfin Wallers et faisons tamponner notre carte dans un café à peine ouvert. Conjugaison d'un dimanche matin ensoleillé et de la proximité de ces routes mythiques : le village était traversé par un flot de cyclistes quasi ininterrompu. Avec nos sacoches et nos gilets jaunes, nous avions l'air de drôles de vagabonds à côté de ces sportifs en lycra et aux agressifs vélos en carbone, à la vitesse bien supérieure à la nôtre. Peu nous importait, nous nous dirigions donc vers le passage le plus mythique du Paris-Roubaix, sans doute le secteur pavé le plus connu au monde. Immense ligne droite qui traverse la forêt par-dessus les anciennes mines, la drève des boules d'Hérin est plus connue sous le nom de Trouée, ou Tranchée, d'Arenberg. En y arrivant, dans le calme d'un dimanche matin et sous un ciel bleu presque sans nuage, le lieu n'avait rien de bien effrayant. 


La Bouche de l'Enfer


Après la pose photo obligatoire, je reculais pour prendre un peu d'élan et m'engagea tête baissée à travers le mythe. Je fus sans doute bien téméraire, et ne m'attendais certainement pas à tant de brutalité : à côté de ça, les pavés de la veille ressemblaient presque à une route flambant neuve. Balloté dans tous les sens, les pavés firent dérailler ma chaine au bout de cinquante mètres sous la violence des secousses. Je repartis donc à l'arrêt et fut vite obligé de me rendre à l'évidence : je ne traversais pas ce secteur sur le grand plateau et ne dépasserais pas, ou à peine, les dix kilomètres à l'heure. Le vélo, propulsé de gauche à droite et de haut en bas par les énormes pavés de la Trouée, transformait cet instant mythique que j'attendais depuis tellement longtemps en un grotesque rodéo filmé au ralenti. J'avançais tant bien que mal en essayant de préserver mes mains qui souffraient en tenant un guidon transformé en marteau-piqueur avant de me rendre compte qu'au bout de cent mètres à peine, ma douleur aux genoux était de retour encore plus forte qu'au début de la journée. Et tout en me faisant balancer dans tous les sens en ayant l'impression de me faire rosser à coups de barres à mine, je me dis que même si ce passage était fantastique à regarder à la télévision, cela ne permettait nullement d'en imaginer la violence réellement subie par les coureurs. Certes, les professionnels déboulant à 40 km/h sur les pavés devaient forcément ressentir les chocs moins violemment que moi avec ma vitesse d'escargot asthmatique qui rebondissait sur chaque coin de pavé, mais maintenant je pourrais réellement affirmer qu'il faut le vivre pour le comprendre pleinement. Après avoir déraillé une nouvelle fois, nous sortons de la forêt et retrouvons le bitume avec les bras et les mains endoloris comme jamais sur nos vélos, secoués mais heureux de l'avoir traversé sur le pavé du début à la fin, sans emprunter le cheminement goudronné qui longe le secteur. Certes, la vitesse était ridicule mais nous venions de Paris pour rouler dessus, alors nous avons assumé jusqu'au bout ! 


Salut Gillou


Après avoir traversé le secteur suivant du pont Gibus, en arrivant plus vite et sur des pavés moins irréguliers cela sembla bien plus facile, nous faisions un nouveau point navigation et décidions à nouveau de couper court à travers la campagne en évitant une grande boucle et plusieurs secteurs pavés importants (dont celui de Mons-en-Pévèle classé 5 étoiles, la difficulté maximale, comme Arenberg et le Carrefour de l'Arbre plus proche de l'arrivée) pour nous diriger directement vers Orchies ou nous comptons bien nous ravitailler dans un supermarché. Nous suivons donc le GPS de Gautier qui nous fis traverser un bois sur un sentier VTT peu carrossable, mais qui sembla du velours après Arenberg, avant d'emprunter sur une dizaine de kilomètre un chemin de halage le long d'un canal, très joli et roulant. Nous retrouvons ensuite la circulation automobile et à cet instant, je commençais à être dans le dur pour la première et seule fois du week-end, la faute sans doute à une alimentation et une hydratation insuffisante depuis le départ du dimanche matin. Je restais donc un peu en retrait derrière Pierre et Gautier et serra les dents jusqu'à notre arrivée à Orchies où je pus acheter de quoi reprendre du poil de la bête grâce à la botte secrète de Pierre : une bouteille de Yop au chocolat. Le ravitaillement fut vraiment salvateur et après un bref repos, nous reprenons la route pour rejoindre le parcours officiel de la course professionnelle à une trentaine de kilomètres de l'arrivée, ce qui nous permis de passer par la charmante bourgade de Mouchin où je pus aller faire un petit coucou à mes amis Pierrick, Leïla et Gawy qui vivent là-bas ! 

Comme les vrais

Un petit bisou plus tard (et une pause pipi), nous rattrapions donc le parcours au secteur pavé numéro 6 (le sixième avant l'arrivée, donc) à Bourghelles. Quelques kilomètres plus tard, nous entrons dans le redoutable et mythique Carrefour de l'Arbre, endroit particulièrement stratégique de la course professionnelle puisque c'est un secteur long et difficile placé à seulement 14 kilomètres du vélodrome. Là encore, inutile de dire que nous en prenons plein la gueule. Gautier commence à souffrir sérieusement et roule sur le bas côté, tandis que j'essaye de mettre un point d'honneur à affronter les pavés : j'avoue sans honte que par moment, la douleur dans les mains et les bras était telle que je devais aussi me résoudre à basculer sur le côté, avant d'y revenir quelques mètres plus loin. Nous manquons de perdre Pierre à une intersection à la sortie du secteur, et voyons enfin les premiers panneaux indiquant Roubaix juste avant l'avant-dernier secteur pavé de Hem, lui aussi particulièrement coton après presque 340 kilomètres de route depuis la veille au matin. 

Nous entrons dans Roubaix en nous chambrant un peu sur le sprint à venir : nous décidons de nous disputer le premier passage sur la ligne avant de profiter d'un deuxième tour de piste ensemble, côte à côte pour terminer cette superbe aventure en beauté. A cause de la circulation, nous ne pourrons emprunter le tout dernier secteur pavé placé sur un terre-plein central entre les voies de circulation et en arrivant au vélodrome, manquons de finir le nez dans la grille d'accès à la piste. Evidemment ouverte pour les coureurs le jour de la course, nous n'avions pas imaginé qu'elle serait fermée et qu'il nous faudrait passer juste à côté, par l'entrée réservée aux piétons ! Quelques dizaines de mètres plus loin et peu avant 15 heures, nous entrons enfin sur le mythique anneau en ciment du vélodrome André Pétrieux, théâtre de l'arrivée de la plus belle course cycliste du monde depuis plus de 70 ans. Louison Bobet, Rik Van Looy, Eddy Merckx, Roger de Vlaeminck, Bernard Hinault, Johan Museeuw, Tom Boonen ou encore Fabian Cancellara, pour ne citer que les plus fameux, ont gagné ici, sur le même ciment où j'ai l'honneur et j'avoue, la fierté, de poser mes pneus. Petit moment d'émotion, quand même. 


Comme les champions


Je rentre en tête et ne laisse pas les autres me dépasser avant le virage, relevé comme sur tout vélodrome ce qui est toujours un peu impressionnant la première fois (la deuxième en fait pour moi, ayant eu l'occasion de rouler sur le vélodrome de Pordic tout près de mon lieu de travail, un poil moins prestigieux). En sortie de virage et malgré la fatigue, j'essaye tant bien que mal d'envoyer un peu de gros bois et coupe la ligne d'arrivée devant mes compagnons d'aventure, avant de ralentir et de profiter un peu de ce deuxième tour de piste, drôle de moment où plein de pensées se bousculent à l'intérieur. Nous retrouvons Luc Royer sur la pelouse du vélodrome avec plusieurs aventuriers de Chilkoot arrivés avant nous, serrons des mains, faisons poser le tampon final sur notre carnet de route. 


Si près du but


Nous trinquons avec une bière Vélosophe avant de passer à la visite d'un lieu tout aussi mythique que le vélodrome lui-même : ses fameuses douches. Vivant à Saint-Brieuc, je n'ai pas d'autre choix que de choisir la cabine portant le nom de Bernard Hinault, chaque cabine portant le nom d'un ancien vainqueur de l'épreuve. 




Après la petite visite des lieux par d'adorables et passionnants membres de l'association des Amis de Paris-Roubaix, un petit en-cas nous attend puis une petite visite du musée de la course, où nous aurons le privilège de poser avec le trophée de l'édition 2018 ! Dernier effort de cette belle aventure mais pas des moindres, l'animal affichant entre 15 et 20 kilos sur la balance.


Fatigué, moi?

Retour au bercail

Après toutes ces émotions, un bref récit du retour à la maison, tout aussi épique que la randonnée elle-même. Après le vélodrome, Gautier repartait directement à Nancy avec ses parents. Pierre et moi reprîmes nos vélos avec tous nos bagages pour nous rendre à la gare de Tourcoing, à 7 kilomètres de là. Pierre prit un train pour Lille, puis un autre pour Paris. Mon train étant un peu plus tard que le sien, j'en profitais pour démonter mon vélo et le ranger dans une housse (merci Laurent), procédure obligatoire pour le transport d'un vélo dans un TGV. 

Une bonne heure de train plus tard passée dans le sas d'entrée (le vélo, même en housse, ne passe pas dans le compartiment bagage), je débarquais à la gare TGV de l'aéroport de Roissy. Deuxième séance de mécanique avec le remontage du vélo sur le quai et nouvelle fixation des bagages sur la bête, avant d'aller prendre le RER direction Paris. Une demi-heure plus tard, arrivée à Châtelet - Les Halles où je me remis en selle pour traverser la capitale en nocturne et sous la pluie pour rejoindre Neuilly ou était garée la voiture. Dernier petit plaisir de la journée avec la remontée des Champs Elysées sur le vélo (et donc passage dans la même journée sur la ligne d'arrivée du Paris - Roubaix ET du Tour de France, ce qui n'est pas donné à tout le monde) avant de retrouver la voiture dans le parking souterrain près de la porte Maillot. 


Au soleil, sous la pluie
A midi ou à minuit


Bilan total du week-end: un peu plus de 350 kilomètres de vélo, bel effort tout de même. Après avoir rangé toutes les affaires et attaché le porte-vélo, restait la véritable épreuve de ce week-end mémorable : rentrer à la maison. Départ de Paris aux alentours de 23 heures pour un trajet qui se sera déroulé sous un déluge pour la plupart du temps, dans un état de fatigue avancé (deux micro-siestes sur des aires d'autoroute) pour arriver à Plérin vers 5h30 du matin. Fatigué, fatigué, fatigué… mais heureux. Je crois bien que l'année prochaine, je retournerais me faire secouer les os sur les pavés du Nord.





Ce n'est pas grand-chose, mais ces deux tours de vélodrome étaient pour toi, Papa. 




Matériel

J'ai roulé cette aventure sur mon brave Genesis Croix de Fer, mon vélo de tous les jours (boulot, ville, rando), un VTC sportif (dites "gravel" pour briller en société) en acier: lourd, stable et confortable. J'avais un peu peur de me traîner mais franchement après coup, c'était le vélo parfait pour moi et je ne le changerais pour rien au monde (sauf contre un Marin Four Corner rasta, peut-être).

Pour les petits bagages j'avais ma sacoche de selle KTM qui a parfaitement fait le job sans broncher, les sangles se sont un peu desserrées après les grosses secousses des principaux secteur pavés, mais pas plus que sur la sacoche Ortlieb de Gautier qui coûte trois fois son prix. Devant, j'avais monté un porte paquet Nitto (M18 pour la référence) sur lequel j'ai pu accrocher sac de couchage et sursac avec deux petits tendeurs. Le tout a tenu, même sur les pavés. 


Toutes options


J'avais longtemps hésité à changer mes pneus, ce à quoi j'ai finalement renoncé pour des questions de timing et de budget. Je suis donc parti avec mes Challenge Strada Bianca Plus en 700x33 (la version 60 TPI) en service sur mon vélo depuis le mois d'août dernier et qui ont donc vu défiler un bon paquet de kilomètres depuis. Ils se sont avérés parfaits et m'ont permis d'arriver à Roubaix (presque) sans douleur, sans chute et surtout sans crevaison (même si le temps sec a sans doute aidé, un autre concurrent a tout de même crevé... 5 fois sur le parcours!). Je n'avais déjà jamais crevé avant les Pavés en 8 mois de vélotaf, je ne peux donc que recommander chaudement ces pneumatiques qui ont en plus le mérite d'être parmi les moins chers sur le marché (24e pièce) sur ce créneau.

Remerciements

Le vrai héros de ce week-end ce n'est pas moi mais bien ma formidable femme que j'ai laissé à la maison, enceinte de 8 mois, avec nos deux enfants. Je t'aime plus que tout Priscilla, et je t'aimerais toujours. I love you like the stars above, I'll love you till I die.

Un grand merci à Luc Royer de Chilkoot pour ce formidable week-end, superbement organisé.

Evidemment un gros merci à Pierre et Gautier, mes deux partenaires de route. J'ai déjà hâte d'une prochaine aventure en votre compagnie. Je remercie également du fond du coeur les parents de Gautier pour le précieux soutien tout au long du week-end!

Un immense merci à Arnaud, le patron de la Pataterie de Caudry (59) pour la nuit et le petit-déjeuner inoubliable.

Merci à Rudy, mon mécano personnel qui aura réglé mon vélo à la perfection avant cette aventure (sauf le dérailleur avant, c'est vrai). Aucun problème mécanique à déplorer sur des routes aussi exigeantes, cela facilite grandement les choses!

Setlist Pavés 2017

A écouter sans aucune modération avant/pendant/après la lecture de cet article

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